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JOURNAL

DES SAVANTS

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JOURNAL

DES SAVANTS

AiNNEE 1899

PARIS ^M

IMPRIMERIE NATIONALE \<\è

HACHETTE ET C,E LIBRAIRES-EDITEURS

BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

M DCCC XCIX

BUREAU DU JOURNAL DES SAVANTS.

M. Leygues, Ministre de l'instruction publique et des beaux-arts, pré- sident.

Assistants . .

M. J. Bertrand, de l'Institut, Académie française, secrétaire perpé- tuel de l'Académie des sciences.

M. Ch. Lévêque , de l'Institut, Académie des sciences morales et politiques.

M. Wallon, de l'institut, secrétaire perpétuel de l'Académie des in- scriptions et belles-lettres.

M. Gaston Boissier, de l'Institut, Académie française et Académie des inscriptions et belles-lettres.

M. Dareste , de l'Institut, Académie des sciences morales et politiques.

M. G. Perrot, de l'Institut, Académie des inscriptions et belles-lettres.

Auteurs. . . .

de l'Académie des

M. Gaston Paris, de l'Institut, Académie française et Académie des inscriptions et belles-lettres.

M. Berthelot, de l'Institut, secrétaire perpétuel sciences.

M. Jules Girard, de l'Institut, Académie des inscriptions et belles- lettres.

M. Weil, de l'Institut, Académie des inscriptions et belles-lettres.

M. Padl Janet, de l'Institut, Académie des sciences morales et politiques.

M. Blanchakd, de l'Institut , Académie des sciences.

M. L. Delisle, de l'Institut, Académie des inscriptions et belles- lettres , secrétaire du bureau.

M. Michel Bréal, de l'Institut, Académie des inscriptions et belles- lettres.

M. Baivtti, de l'Institut, Académie des inscriptions et belles-lettres.

M. Alrert Sorel, de l'Institut, Académie française et Académie des sciences morales et politiques.

M. Marey, de l'Institut, Académie des sciences.

M. Maspero, de l'Institut , Académie des inscriptions et belles lettres.

JOURNAL

DES SAVANTS.

JANVIER 1899

Kollektiv-Maasslehre von Gustav Theodor Fechner y im {vi- trage der Kônigltch-Sachsischen Gesellschaft der Wissen- schaften , herausgegeren von Gottl. Fried. Lipps, Leipzig, Verlag von Wilhelm Engelmann, i 897.

En taisant à son œuvre posthume et inachevée l'honneur d'en diriger l'impression, la Société royale des sciences de Saxe a dépassé peut-être les espérances et les vœux de Fechner. L'ouvrage reste sans conclusion. Le problème n'est pas résolu. Les tentatives de Fechner provoqueront sans doute des méditations nouvelles; c'est en cela qu'elles seront utiles.

Aucun des écrits de Fechner n'a été traduit en français; quelques-uns cependant sont célèbres, et, pour plus d'un philosophe, le nom de leur auteur est illustre. Fechner a créé une science nouvelle : la psycho- physique, et proposé une loi qui porte son nom. La démonstration de cette loi est de forme mathématique; elle a, pour cette raison peut-être, inspiré une confiance absolue dans ses conséquences.

La psycho-physique est dans l'enfance; doit-elle vivre et grandir? L'avenir l'apprendra.

Ses adeptes jusqu'ici sont peu nombreux; le sujet est attrayant, mais une objection, dès le début, doit décourager les psycho-physiciens. Le but proposé n'est rien moins, en effet, que la détermination du rapport des faits externes aux faits internes ou, pour parler plus clairement, la relation entre la grandeur d'une action physique mesurable et la sensa- tion qu'elle fait naître. Les formules algébriques de Fechner sont dé- montrées par l'analyse pure. Le résultat représente par un nombre l'in- tensité d'une sensation. Si, par exemple, quel que soit le phénomène étudié, l'unité étant adoptée et connue, la formule donne 2,7 834 pour mesure d'une sensation, on se demandera, sans trouver de réponse, la

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signification d'un tel résultat. Une définition vague ne peut convenir à une mesure de telle précision; aucune d'ailleurs n'a été proposée. La sensation, suivant Fechner, est proportionnelle au logarithme de l'action qui se produit.

Un tel théorème, s'il était accepté, pourrait, après son inventeur, immortaliser celui qui saurait le rendre intelligible. La psycho-physique attend encore un tel succès. La démonstration laisse subsister de très graves objections, et, ce qui est sans exemple peut-être dans l'histoire de la science, les grandeurs sur lesquelles on raisonne et qui, représen- tées par des lettres , figurent dans les démonstrations , restent sans défi- nition aucune. Une telle omission pourrait, sans trop de sévérité, dis- penser de tout examen. La loi de Fechner, cependant, a des admirateurs, mais je n'oserais pas affirmer que tous connaissent le sens du mot loga- rithme qui y joue un si grand rôle. La démonstration très subtile dans laquelle cette fonction analytique semble s'introduire spontanément, a été acceptée d'ailleurs par plus d'un géomètre et discutée par des argu- ments qui en supposent la rigueur absolue.

La démonstration repose sur une vérité expérimentale proposée par Weber :

Lorsque la grandeur mesurable d'une cause physique peut varier d'une manière continue, l'égalité des causes n'est pas nécessaire pour entraîner celle des effets produits. En d'autres termes, nos organes im- parfaits ne perçoivent pas les différences quand elles sont trop petites. Si, par exemple, deux longueurs sont très peu différentes, l'œil le plus attentif ne pourra , sans recourir à une mesure précise , décider quelle est la plus grande. Si les nombres de vibrations diffèrent assez peu, une oreille, même exercée, entendra un accord parfait. La différence qu'on ne perçoit pas varie, bien entendu, d'un observateur à l'autre; elle n'est nulle pour aucun. Les expériences doivent être faites, pour chaque genre de sensation, par le même observateur; elles conduisent toutes à vérifier ce théorème : La limite au-dessous de laquelle deux causes, en réalité inégales, produisent des sensations identiques, dépend de leur rapport et non de leur différence. Si, par exemple, un observateur se déclare incapable, entre deux longueurs, l'une de quarante, l'autre de quarante et un millimètres, de décider à simple vue quelle est la plus grande, il éprouvera la même impossibilité entre deux longueurs, l'une de quarante, l'autre de quarante et un centimètres, l'une de quarante, l'autre de quarante et un mètres. Si deux poids, l'un de vingt, l'autre de vingt et un grammes produisent des impressions semblables dans la main de celui qui les soupèse, il en sera de même de deux poids.

ECRITS DE TH. FECHNER. 7

l'un de vingt, l'autre de vingt et un décagrammes , ou l'un de vingt, l'autre de vingt et un kilogrammes. Deux diamants, l'un de vingt, l'autre de vingt et un carats, s'il les évalue sans balance, lui paraîtront de même poids.

Traduisons cette assertion dans le langage algébrique en désignant par le signe <p[g) la sensation produite par une cause dont l'intensité mesu- rable est g; la différence

(») PW-f%)

est égale à zéro , quel que soit g , pour toute valeur de a comprise entre l'unité et une limite 1 -f-e, s étant très petit et déterminé pour chaque observateur par la finesse de ses organes.

La différence (i) étant nulle quel que soit g, il en est de même de sa dérivée par rapport à cette variable ; et l'on a

a(pr{zg)-<pf{g)=o ou, ce qui revient au même,

Le produit g(Ç>'(g) ne change donc pas lorsque g, se changeant en cl g , reçoit un petit accroissement; il est donc constant. On en conclut aisé- ment que la fonction ty{g) est proportionnelle au logarithme de g.

Les uns ont discuté la démonstration , les autres ont déclaré la con- clusion en elle-même inacceptable. Quelques-unes des objections sont purement mathématiques. D'abord on a dit : s'il était vrai qu'une im- pression fût proportionnelle au logarithme de ia cause qui la produit, la cause dont l'intensité est prise pour unité produirait une impression nulle; si l'intensité devient moindre, l'impression, la formule le déclare, sera négative; et si la cause se réduit à zéro, l'impression négative sera infinie, car tel est le logarithme de zéro. Pour comprendre ces objections irréfutables, il est nécessaire d'être géomètre; un peu de bon sens doit suffire pour dédaigner d'y répondre. Fechner cependant a tenté de dé- fendre sa formule; il aurait pu l'abandonner dans des cas pour lesquels, évidemment, elle n'est pas faite.

D'autres objections ont été proposées. Nous avons rapporté la plus grave. Pour avoir le droit de représenter par (p(g) l'impression produite par la cause d'intensité g et traiter (p(g) comme un nombre, il est indis- pensable d'avoir défini la mesure d'une impression. Lorsque la démons- tration est terminée et parfaite, il n'est plus temps, comme on a voulu le faire, d'adopter ]p résultat obtenu comme une définition. En agissant

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ainsi, on réduirait le théorème à une identité; la démonstration en même temps perdrait toute sa force. Si, par exemple, on. prend pour unité l'impression produite sur la main d'un observateur par un poids de dix kilogrammes qu'elle supporte, pour soutenir un poids de vingt kilogrammes l'impression s'accroîtra du logarithme de 2; elle sera donc :

1, 3010299

Une telle assertion n'est pas intelligible.

Le raisonnement, en apparence irréprochable, est donc un sophisme. Il faut l'examiner de plus près. Reprenons l'équation :

P(«.</)-<P(flr)=°

On la suppose rigoureusement exacte; elle est déduite de l'expérience; il faut l'accepter comme approchée. Le second membre est petit, il n'est pas nul; les contradictions viennent de là. Cette équation exprime que la cause d'intensité g produit rigoureusement la même impression que celle d'intensité <xg. Si, pour prendre un exemple, on trace deux lignes droites de même apparence, lune de cinquante, l'autre de cinquante et un millimètres, l'observateur, en les regardant sans employer aucun instrument de mesure, et sans les juxtaposer, n'apercevra entre elles au- cune différence certaine. La différence des impressions est regardée comme rigoureusement nulle. La décision n'est pas admissible. Si deux lignes, l'une de cinquante, l'autre de cinquante et un millimètres, pro- duisent rigoureusement la même impression sur l'œil, on pourra dans toute occasion , sans que rien par soit changé , les substituer l'une à l'autre. Prenons une troisième ligne de cinquante-deux millimètres; entre elle et la plus grande des deux longueurs, égale à cinquante et un milli- mètres , l'œil ne découvrira aucune différence ; le rapport de 5 2 à 5 1 est plus petit en effet que celui de 5 1 à 00. La même impossibilité de distinguer subsistera si à la ligne de cinquante et un millimètres nous substituons celle de cinquante qui fait, nous l'avons admis, identiquement la même impression sur l'œil. Les deux longueurs de cinquante et de cinquante- deux millimètres ne peuvent donc pas, par leur aspect seulement, être distinguées l'une de l'autre. La différence que l'œil n'aperçoit pas est ainsi doublée; nous l'avons supposée égale à ^; un raisonnement irré- prochable permet de la porter à f0. Un raisonnement tout semblable autorisera à doubler la différence une seconde fois, puis une troisième, et à affirmer enfin que deux longueurs, l'une de cinquante millimètres, l'autre plus que double, quadruple si l'on veut, ne sont pas discernables

ECB1TS DE TH. FECHNER. 9

à la simple vue. Ce sophisme pèche par la base. La différence considérée est trop petite pour que l'œil la perçoive , mais elle n'est pas nulle , et dans une démonstration mathématique on n'a pas le droit de l'égaler à zéro. Lorsqu'un observateur, en présence de deux longueurs peu diffé- rentes , se déclare incapable de discerner la plus grande , il n'en faut pas conclure que l'impression produite sur les yeux soit rigoureusement la même ; l'expérience peut démontrer le contraire. Supposons qu'au lieu de demander à l'observateur quelle est la plus grande des deux lignes, on l'invite seulement à faire un choix, en le priant de dire, comme pour un pari , la réponse vers laquelle il penche. Si , consentant à cette épreuve , souvent renouvelée , l'observateur se trompe cinquante fois sur cent , ou à peu près , on devra admettre que les deux impressions com- parées sont identiques. Il n'en serait pas ainsi, on peut l'affirmer. Cela n'aura lieu que si les deux longueurs sont réellement égales. Si la diffé- rence entre elles est grande, si l'une est, par exemple, de 5o, l'autre de y 5 millimètres, l'observateur prononcera juste, cent fois sur cent. En diminuant graduellement cette différence , le nombre moyen des erreurs devra s'élever, cela semble évident, de zéro à cinquante, sans variation brusque. La différence des deux sensations varie donc sans que, pour cela , l'observateur ose se prononcer avec certitude sur la plus grande des deux lignes. La différence désignée par

s'accroît ainsi , depuis la valeur zéro , qui correspond à a = 1 , jusqu'à celle qui correspond à la perception nette et distincte d'une inégalité. Pour affirmer que cette différence, variable avec a, est indépendante de </, et égaler à zéro sa dérivée par rapport à g, il faudrait recourir à des expériences nouvelles, s'assurer, par exemple, qu'un observateur qui devine, soixante-dix fois sur cent quelle est la plus grande entre deux lignes, l'une de 100, l'autre de io3 millimètres, prononcera également soixante-dix fois sur cent, sans se tromper, entre deux lignes, l'une de 1 mètre, l'autre de io3 centimètres.

Fechner, pendant sa longue carrière, a plus d'une fois remué les esprits. Jeune encore, lorsque Ohm publia sa grande découverte sur la loi d'intensité des courants, Fechner, un des premiers, pour en pro- clamer l'exactitude et l'importance, invoqua d'ingénieuses expériences et des démonstrations irréprochables. Dans l'histoire de cette discussion mémorable, Fechner occupe une place d'honneur. Ecrivain habile, quelque paradoxales que soient parfois ses assertions, il a forcé les plus sceptiques à les discuter. Un écrit publié en 18/18, sous le titre étran-

IMP1UMKHIE

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gement choisi deNanna, traite de la sensibilité et de l'âme des plantes. Le nom de Nanna est emprunté à une fiction du poète Uhland. Le livre n'appartient ni à la science ni à la psycho-physique. La question , inaccessible à l'expérience, l'est plus encore au raisonnement. Le savant auteur s'adresse à l'imagination et à la sensibilité du lecteur. Nanna peut diriger agréablement vers le problème qu'on ne résoudra pas les paisibles rêveries d'un ami de la nature , et l'émouvoir assez fortement pour qu'en soignant son jardin avec plus déplaisir, il cueille ses fleurs avec plus de précaution et protège avec plus de sollicitude les fruits naissants de son verger.

Fechner décrit avec émotion l'admirable prévoyance de la nature pour protéger les amours des plantes. Il dit l'intervention de certains insectes et le rôle nécessaire de certains oiseaux chargés de soustraire aux hasards du vent le transport trop lointain de quelques graines. Gom- ment croire que ces créatures animées et sensibles, on ne saurait en douter, soient utilisées ainsi dans un rôle subalterne au service de mé- canismes insensibles et inertes?

Pendant une longue période de sa vie, éloigné par une maladie grave de son laboratoire et de sa chaire à l'Université de Leipzig, Fechner a demandé à des travaux d'un autre ordre les distractions de son esprit toujours actif. J'ai sous les yeux la quatrième édition d'un petit livre de charades et d'énigmes, Râthselbuchlein, dont les vers, de forme très soignée, les rimes très riches et le style élevé font de ces insignifiants exercices de véritables essais poétiques. Si, par exemple, le mot d'une charade commence par la syllabe Wind, la définition du premier semble le début ou le prélude d'un chant lyrique sur les tempêtes. La célébrité du savant n'a été pour rien dans le succès de ces jeux d'esprit ; la quatrième édition , comme les précédentes , est imprimée sous le pseudo- nyme de docteur Mises. D'autres écrits, non moins éloignés de la science, mais faits pour éveiller ou faire naître des pensées plus sé- rieuses, ont été réunis et réimprimés sous le même nom de Misés, dans les dernières années de la vie de Fechner. Dans le premier de ces kteine Schriften, contemporain de la découverte de l'iode, on prétend démon- trer que le nouveau corps simple étudié par Gay-Lussac forme la sub- stance de la lune. L'astronomie et la chimie v jouent un trop petit rôlepour qu'on y puisse voir autre chose qu'une œuvre humoristique; Fechner ce- pendant reste sérieux, sans donner au lecteur aucune occasion de sou- rire. Dans la Physiologie des anges, la fantaisie paraît sans but, non sans talent. La dissertation sur la Symbolique des sections coniques restera une énigme pour les géomètres. Les foyers d'une ellipse et les rayons qui ,

ECRITS DE TH. FECHNER. 11

partis de l'un , sont réfléchis vers l'autre , représentent clairement la communication de deux âmes, mais une courbe du quatrième degré, savamment étudiée par Fechner dans les Mémoires de la Société Roy nie de Saxe, donne, de l'amour, tendre ou passionné, un symbole beau- coup plus parfait; il faudrait, pour en juger, regarder et étudier de plus près; et cela ne suffirait pas.

Fechner, dans son livre posthume, abordait une question de grand intérêt, que d'autres ont étudiée et curieusement agitée déjà. Les lois du hasard, si régulières, si simples et si précises, peuvent-elles s'appli- quer aux phénomènes, en apparence fortuits, dans lesquels intervient comme facteur inconnu , pour diriger les forces de la nature, le caprice des volontés humaines? Chaque cas, on le comprend, doit être étudié séparément. Les variations de l'intensité et de la direction du vent n'ont rien de commun avec le nombre des décès ou celui des lettres trans- mises par la poste. Mais le problème se pose pour eux dans les mêmes termes : leurs variations obéissent-elles aux lois mathématiques du ha- sard ?

La régularité des moyennes est la première loi, c'est le théorème fondamental de Bernouilli. Quand une série de phénomènes satis- fait à cette première condition, on peut tenter leur assimilation avec une série de tirages au sort dans une urne, composée de telle sorte qu'elle reproduise les moyennes observées. Que l'on observe, par exemple, dans une région déterminée, la hauteur du baromètre, la di- rection du vent, la température chaque jour de l'année; que l'on relève dans une ville, dans un département ou pour l'ensemble d'un grand pays, le rapport du chiffre des naissances à la population, celui des nombres des naissances masculines ou féminines, le nombre des incen- dies, celui des jours de grêle ou de pluie, et un grand nombre de do- cuments variables et fortuits, on trouvera dans les moyennes une régu- larité, souvent remarquée avec étonnement, et comparable à celle qu'on observe dans les résultats d'un jeu de pur hasard. La ressemblance va-t-elle jusqu'à l'identité? et si, comme il arrive dans la plupart des cas, une différence paraît certaine, par quelles lois moins simples peut-on remplacer celles auxquelles on doit renoncer? Tel est le problème, insoluble peut-être, que Fechner s'était proposé. Lorsqu'un événement peut se produire de deux manières dont les probabilités sont connues , le rapport des nombres d'arrivée, dans une longue série d'épreuves, dif fère peu, et de moins en moins quand les opérations se prolongent, de celui des deux probabilités. Il est souvent le meilleur, quelquefois le seul moyen de le déterminer.

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L'égalité cependant n'est pas parfaite ; une différence subsiste toujours; elle peut diminuer indéfiniment si on compare les rapports; elle aug- mente sans limite, mais moins rapidement que le nombre des épreuves, si l'on compare les nombres eux-mêmes. Cette différence peut être posi- tive ou négative, elle varie capricieusement, pour des épreuves en même nombre, plusieurs fois renouvelées. Ses valeurs successives ne semblent obéir à aucune loi, mais la moyenne de leurs valeurs absolues est pré- dite par une formule qui pourrait évidemment être mise en défaut, mais qui ne la jamais été. Il en est de même pour la moyenne des carrés, la moyenne des cubes, celle des quatrièmes puissances de ces écarts, quoique toutes ces sommes, à priori, semblent complètement in- dépendantes les unes des autres.

L'application de ces théorèmes très élégants à des séries supposées fortuites peut révéler, par son insuccès, l'intervention d'une direction permanente. La raisonnement, dans un grand nombre de cas, laisserait à priori la question douteuse.

Supposons, par exemple, que dans les tables de logarithmes de Véga à i o décimales , on considère le septième chiffre de chaque logarithme : la série des nombres obtenus , variant de o à 9 , peut-elle être assimilée , pour l'application des lois du hasard , à une série de nombres puisés dans une urne agitée avant chaque tirage, contenant dix boules de même grosseur?

J'ouvre la table au hasard, à la page 1 32 ; je trouve les chiffres : 9, o, 9, 9, 8, 8, 7, 6, 6, 3, 1, 9, 7, 5, 2, 9, 6. 7, 2, 7, 1,6, o, 4, 8, i,5, 8, 1, k, 7, 9, 1, /», 4, l\, k, 3, 3, 2, 1,0.

Ces soixante chiffres présentent certaines singularités. Le chiffre 1 y figure huit fois; le chiffre 8 quatre fois seulement. Sept chiffres sont semblables chacun à celui qui le précède. De telles remarques sur soixante chiffres seulement n'ont aucune importance; un tirage au sort pour- rait, sans exciter fétonnement, donner des résultats semblables. Mais si l'un ou l'autre se retrouvait dans le relevé des 101,000 logarithmes inscrits dans la table, on pourrait affirmer, sur l'examen de la liste des septièmes chiffres, sans rien savoir de leur origine, qu'ils n'ont pas été choisis au hasard. La probabilité pour que, dans un tirage au sort, un chiffre désigné soit égal à 1 est ^ : sur 101,000 chiffres dé- signés par le sort, le nombre probable des 1 est 10,100. Si, comme dans les cas cités, la proportion était de 8 sur 60, si le chiffre 1 occu- pait 1 3,466 fois le septième rang, on pourrait tenir pour certain qu'une cause inconnue a corrigé le hasard. La probabilité pour que sur

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ECRITS DE TH. FECHNER. 13

101,000 épreuves, correctement faites, le nombre de sorties pour le chiffre 1 dépasse de 3, 4 6 6 fois le nombre le plus probable est telle- ment petite que le gain successif de deux quines à la loterie serait plus vraisemblable. Pour que le nombre des 1 au septième rang surpassât 1 0,600, la probabilité serait plus petite qu'un millionième.

Les anomalies, s'il en existe, n'approchent pas de ces chiures hypo- thétiques; celui qui prendrait la peine de les rechercher, s'il en décou- vrait qui fussent incompatibles avec les lois du hasard , résoudrait un problème difficile. Je verrais avec plaisir l'Académie des sciences proposer pour sujet de l'un de ses prix : Rechercher dans la liste des chiffres oc- cupant une place déterminée dans les tables de logarithmes, la preuve qu'ils ne sont pas donnés par le hasard, et évaluer la possibilité que cet indice, s'il n'en existait pas d'autre , permettrait d'attribuer à la conclusion.

La seule objection au choix d'un tel énoncé, et elle est sérieuse, serait la presque certitude de ne pouvoir décerner le prix. Les chiffres inscrits dans une table de logarithmes échappent au hasard, cela est certain; rien ne prouve cependant que les théories du calcul des probabilités puissent en fournir la preuve. La raison en paraît évidente. Les lois du hasard ne résultent nullement d'une cause mystérieuse chargée de régu- lariser dans leur ensemble les phénomènes qui, séparément, échappent à toute règle. L'ensemble y échappe également, en ce sens qu'aucune combinaison n'est impossible , aucune même n'est plus vraisemblable qu'une autre. Si le résultat d'épreuves qui restent fortuites semble soumis à certaines lois très précises qui, logiquement, n'ont rien de nécessaire, c'est parce que, parmi le nombre colossal des combinaisons possibles, celles qui ne remplissent pas ces conditions forment, quoique très nom- breuses, une imperceptible minorité. On est certain, sans choisir, de rencontrer le groupe le plus nombreux comme on le serait, en puisant dans une urne contenant une boule blanche et un million de milliards de boules noires , de ne pas tirer la boule blanche. Il n'est pas nécessaire pour l'affirmer que le hasard règle le choix ; quelle que soit la règle choisie , elle ne fera très probablement, très certainement on peut l'affir- mer, sortir que des boules noires. Si, par exemple, au lieu de prendre au hasard entre toutes les boules on choisit la plus lourde, cette manière de tirer au sort ne changera nullement le résultat, à moins que, par une raison indépendante de tout hasard, la boule blanche soit, sous le rapport du poids, dans des conditions exceptionnelles, comme si, par exemple, elle est en ivoire, toutes les autres étant en ébène. La question est de savoir si le septième chiffre des logarithmes obéit à une loi spéciale qui puisse influer sur certaines épreuves. Si , au lieu des tables de Véga , on

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consultait celles de Callet, le parti pris d'y forcer le dernier chiffre quand on obtient par une approximation plus grande, pourrait devenir un indice. Cette altération serait sans doute révélée par l'étude attentive des chiffres, mais il ne faudrait compter ni sur la valeur moyenne de ces chiffres qui , augmentée par l'addition des unités , serait diminuée d'autant par la substitution faite, une fois sur dix en moyenne, du chiffre o au chiffre 9 , ni sur les changements apportés au nombre des zéros et à celui des 9 , qui, tout compte fait, doivent se compenser.

Si l'on consulte, dans un grand pays et pour un grand nombre d'années , le registre des naissances, on trouve le rapport du nombre des garçons à celui des filles toujours peu différent de celui de io5 à 100. La suc- cession des chiffres peut être assimilée à celle du nombre des boules noires ou blanches que le hasard ferait sortir d'une urne contenant 1 o5 boules noires et 1 00 boules blanches. Le rapport des deux nombres fournis par le hasard différerait peu du rapport entre les naissances des deux sexes, par la raison que tous deux diffèrent peu de 1,0 5. L'assi- milation s'étend-elle plus loin ? Les vérifications que suggère la théorie et qui réussissent toujours dans le cas d'un tirage au sort, auraient-elles même succès si on les appliquait aux chiffres fournis par les registres de l'état civil ? Nul ne serait en droit de le dire à priori. Ln question a été étudiée, on n'a jusqu'ici découvert aucune différence: elle mériterait un examen nouveau.

Emile Dormoy, dans un livre remarquable : Théorie mathématique des assurances sur la vie, a introduit, sous le nom de coefficient de divergence, une appréciation numérique du désaccord d'une suite de nombres avec celle que peuvent fournir, à égalité de moyenne, des épreuves dirigées par le hasard. Pour définir ce coefficient de divergence, on doit chercher, dans une série de groupes d'épreuves, l'écart moyen entre le nombre d'arrivées de l'événement et le nombre le plus probable , puis l'écart moyen désigné par la théorie pour un événement de probabilité égale soumis lin même nombre de fois et dans les mêmes conditions aux seules chances du sort. Le rapport de ces deux écarts est le coefficient de divergence.

A Paris, dit Emile Dormoy, pendant onze ans, de i856 à 1 86(3, il y a eu 62/1,738 naissances, dont 266,747 masculines. La probabilité de chacune des naissances était donc g^ = o,5o83. En 1 858 , le nombre des naissances a été de 37,45 1; le nombre le plus probable des nais- sances masculines était donc 3y,45 1 xo,5o83 = 19,038. Le nombre réel a été 19,073. La différence 35 est ce qu'on nomme l'écart. En calculant les mêmes écarts qui se sont produits pendant ces onze années,

ECRITS DE TH. FEGHNEH. 15

et les additionnant en valeur absolue, on trouve que leur somme s'élève à 9/19. La formule donne pour cette somme :

V 52/,,

) 0,804/11: ^i^r^im^ 6]

' 738 y

Ainsi le coefficient de divergence est fff***» 0,98. Il est très rapproché de l'unité, c'est-à-dire que pendant cette période les écarts entre les naissances des deux sexes ont suivi une marche normale et se sont con- formés, avec une grande approximation, aux indications de la théorie.

La vérification, je l'ai dit, me paraît exiger des études nouvelles. Le calcul, textuellement rapporté, est fondé sur une inadvertance. La for- mule [a) que nous avons citée n'est pas exacte. Le facteur 1 1 ne devrait pas y figurer. Ce calcul met en défiance sur les résultats donnés ensuite , sans entrer au détail, d'après lesquels le coefficient de divergence se maintiendrait un peu supérieur à l'unité, sans s'élever dans aucune période jusqu'à la valeur 2. La faute de calcul que nous signalons tend à accroître le coefficient de divergence. Il est à croire qu'en le corrigeant on le trouverait plus petit que l'unité; et si, comme il est permis de le supposer, la même faute a été commise dans les autres calculs, dont on donne le résultat seulement ; si , vérification faite , il était constaté que le coefficient de divergence est, en réalité, un coefficient de convergence, cette conclusion, jusqu'ici sans exemple dans les faits naturels, serait extrême- ment remarquable. L'assimilation des naissances masculines et féminines à des tirages au sort ne serait pas permise, une cause inconnue inter- venant sans changer la moyenne pour maintenir, non pour troubler, la régularité du rapport.

Quelle pourrait être la cause d'une telle singularité ') Il serait impru- dent de la chercher avant de s'être assuré du fait. Peut-être pourrait- on, sans renoncer à l'assimilation à des tirages au sort, supposer que ces tirages s'effectuent non dans une urne de composition fixe, mais dans plusieurs urnes distinctes à chacune desquelles correspondrait une probabilité différente. La probabilité moyenne restant la même, la loi des écarts serait changée. Il pourrait arriver que la probabilité d'une naissance masculine dépendît de l'âge du père, qu'elle variât dans les familles suivant le nombre et le sexe des enfants qui ont précédé celui qu'on attend, que la saison peut-être exerçât une influence. Le hasard, s'il en était ainsi, pourrait régler la répartition des sexes sans que le rapport moyen fût changé, en produisant des écarts moyens égaux, et non plus supérieurs, à ceux que la statistique révèle.

Dans les autres phénomènes étudiés par Emile Dormoy, le coefficient

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de divergence déduit de ses calculs est toujours de beaucoup supérieur à l'unité. Pour la proportion du nombre des naissances légitimes au nombre total des naissances, le coefficient est égal à 6. Pour le rapport du nombre des décès à la population, le coefficient de divergence est 8o; dans ce cas, comme dans un grand nombre d'autres, il faut renoncer à appliquer la théorie mathématique des écarts; le théorème de Bernouilli donne une approximation; il ne faut rien espérer de plus. Les études de Fechner sur les grandeurs collectives ont pour but la substitution des lois empiriques aux théorèmes rigoureux et précis dont tant de causes particulières altèrent les applications. Les nombres fournis par le hasard se groupent symétriquement autour de la valeur probable à partir de laquelle se comptent les écarts. Fechner y substitue diverses valeurs qui comme elle approchent de la moyenne : la plus fréquente , la valeur au-dessus et au-dessous de laquelle les cas observés sont en nombre égal, celle enfin au-dessus et au-dessous de laquelle la somme des carrés des écarts est la même.

Les grandeurs collectives auxquelles Fechner s efforce d'imposer une loi, comme avant lui l'avait fait très ingénieusement Quételet, sont très nombreuses. La physiologie en fournit un grand nombre : le cerveau, le cœur, le foie de chaque animal, qui peuvent être mesurés soit dans leurs dimensions, soit dans leurs poids, appartiennent à la classe des grandeurs collectives. La botanique et la minéralogie fournissent de nombreux exemples ; quelques-uns se rapportent à l'industrie et à l'art : les dimensions des cartes de visite, la forme des cadres dans les galeries de tableaux, en comptant pour chaque salle combien de cadres ont plus ou moins de hauteur que de largeur . . .

Chaque question peut n'exciter qu'un faible intérêt, mais s'il arrivait qu'en multipliant les essais, on rencontrât pour les variations autour de l'une des moyennes une loi commune à tous les groupes suffisamment nombreux, l'importance d'une telle conclusion frapperait tous les esprits curieux. Un tel succès, je l'avoue, ne semble guère à espérer. On aurait plus de chances peut-être de réussir, en restant certain d'ailleurs de n'avancer que sur un terrain solide, en étudiant, dans des conditions moins simples qu'on ne l'a fait jusqu'ici , les lois absolues et rigoureuses du hasard. Il serait fort intéressant de changer les conditions dans lesquelles le sort est consulté : au lieu d'une urne par exemple, en supposer plu- sieurs, donnant à l'événement des probabilités différentes, et dans les- quelles on puise alternativement. La valeur probable des moyennes restant la même, celle des écarts serait changée. Si, par exemple, parmi les urnes, il en est une dont toutes les boules soient de couleur blanche,

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en la faisant contribuer au tirage un nombre de fois déterminé à l'avance, on diminuera l'écart moyen pour lequel son contingent est nul. En com- parant le registre des décès à celui des tirages au sort, et assimilant la mor- talité pour chacun au tirage dune boule , le nombre des boules noires , pour chacun, devrait augmenter d'année en année, et ne pas être le même pour un paralytique, gisant à la ville sur un grabat, que pour un vigoureux laboureur de même âge qui respire l'air de la campagne. Les écarts pour chaque urne seraient soumis aux lois bien connues, mais ils peuvent être positifs ou négatifs , et l'expression des sommes ou des dif- férences serait compliquée.

On pourrait simplifier le problème en étudiant le carré de l'écart total qui cependant encore présenterait de sérieuses difficultés.

J. BERTRAND.

Nouvelles études de mythologie, par M. Max Mûller, professeur à l'Université d'Oxford , traduites de l'anglais par M. Léon Job , docteur es lettres, professeur au lycée de Nancy (Paris, Biblio- thèque de philosophie contemporaine, Félix Alcan, 1898; un vol. in-8° de x-65i pages).

Est-il vrai que la mythologie de nos premiers pères , c'est-à-dire , en somme, les germes de leurs cultes, de leur religion, de leur philosophie, et les conditions mêmes de leur pensée, soit pour nous un monde désormais fermé, que nous ayons rompu avec eux toute communion in- tellectuelle , et que nous en soyons réduits . pour toute étude , à enregistrer complaisamment , sans essayer de les comprendre, sans établir entre elles le moindre lien de coordination, les fables absurdes ou gracieuses éparses dans les vieux poèmes de l'Inde, de la Grèce et de la Germanie?

Croirons-nous , du moins , que notre seule ressource , pour en entrevoir obscurément la genèse et le développement, soit de recourir aux lumières de l'ethnographie contemporaine? Est-il avéré que le sauvage actuel soit demeuré le plus fidèle représentant de l'état dame des demi-civilisés que nous tenons pour nos aïeux, et qu'enfin le Canaque et le Fuégien soient, entre nous et l'Arya du xxxe ou du xl6 siècle avant notre ère , les seuls truchements véridiques et nos intermédiaires obligés?

IMPRIMERIE NATION!

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A cette double question on sait la réponse que n'a cessé de faire M. Max Mùller. Linguiste et mythographe , il a enseigné que , puisqu'il existe entre les Aryas de jadis et ceux d'aujourd'hui une tradition incon- testable et ininterrompue de langage commun , un héritage de pensée commune a passer d'eux à nous; que leur mode de conception de l'univers n'est séparé du nôtre que par une différence de degré , non d'es- sence, et qu'ainsi les créations de leur enfantine logique restent indéfini- ment accessibles à la nôtre plus mûre. Sans méconnaître l'importance des enquêtes ouvertes par d'aventureux explorateurs sur les arcanes in- tellectuels de l'homme sauvage, obscurs pour lui-même , et combien davantage pour nous , qui ne disposons avec lui d'aucun moyen de com- munication adéquat et précis , il a dit et répété qu'on déplace la question en l'y introduisant à titre de moyen terme , qu'il y a des sau- vages, il est vrai , en grand nombre et fort divers, mais que le « sauvage en soi » n'existe qu'à l'état d'abstraction , que l'Arya qu'on nous convie à envisager comme tel a bien pu présenter certaines caractéristiques de l'homme sauvage actuel, mais non pas toutes à la fois et les plus oppo- sées entre elles. Appuyé sur ces assertions fondamentales , il a soutenu que la clef de la mythologie aryenne , telle qu'elle ressort pour nous de la comparaison des Védas et des vieilles légendes recueillies par Homère ou Hésiode, devait se trouver, non dans les rêves incohérents de l'hu- manité sauvage, mais dans l'impression que reçut des grands spectacles de la nature une intelligence déjà assez affinée pour y prendre intérêt et plaisir, dans les formules qu elle imagina pour communiquer cette im- pression, dans les grossiers essais d'explication ou même les jeux d'es- prit qu'elle se suggéra à leur sujet. Et aujourd'hui il reprend, développe et confirme la doctrine de toute sa vie , dans un livre un esprit cha- grin relèverait sans peine mainte redite , mais abondent les faits nou- veaux ou présentés sous un nouveau jour, les pages écrites de verve, et qu'à défaut même d'autre mérite, anime une conviction toute juvénile, sollicitant et soutenant jusqu'au bout l'attention du lecteur. Il sera diffi- cile, même au censeur le plus sévère ou le plus prévenu, de ne pas subir l'attrait de ces idées, qui jadis ne rencontrèrent presque point de con- tradicteurs, qui comptent encore un nombre respectable de partisans, qui furent la mythographie d'hier et seront, si je ne me trompe, au prix de quelques nuances, celle de demain. En tout état de cause, on leur saura gré peut-être de substituer, pour un instant, les mirages de la jeunesse de l'humanité à la conception mécanique et pessimiste de l'univers que la science et la philosophie s'accordent à imposer à la pensée moderne.

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Il est des formules mythiques si simples qu'à première vue on en ré- sout l'énigme. Mais les mythes ne sont clairs qu'à leur naissance, et c'est rarement à leur naissance qu'il nous est donné de les surprendre. Dès qu'ils se sont encombrés d'éléments parasites, dès que seulement deux mythes de même ordre se sont entrelacés, ils ne semblent plus que le produit dune fantaisie déréglée , qui délie tout essai d'analyse.

Supposez qu'on nous rapporte de Nouvelle-Zélande une devinette poj3ulaire ainsi conçue : « La petite fille au bonnet rouge est partie de bon matin; mais le loup fauve a couru après elle , l'a rattrapée, Fa dévo- rée : qui est-ce?» Le moins imaginatif, je pense, répondrait : « L'au- rore, le soleil. » *

Mais que l'on nous conte l'histoire du petit pot à beurre, de la pre- mière rencontre et du défi, de la double conversation avec la mère- grand au travers de la porte . . . Nous n'y sommes plus ; trop de détails se sont superposés au tableau primitif et en altèrent le dessin. Quelques- uns peut-être , à y regarder de près , rentreraient dans la donnée du mythe ; mais il n'y paraît point d'abord , et le mal qu'il faut se donner pour les y adapter décourage les bons vouloirs et provoque les faciles ironies.

Or les mythes compliqués sont nés partout : naturellement , du seul contact des mythes simples, car qui dit littérature orale dit oublis et confusions; artificiellement, des longs loisirs et du goût des histoires , car serait-ce un conteur, celui qui n'aurait pas de quoi défrayer une veillée? De vient qu'un mythe, non plus qu'un mot d'une langue quelconque, ne saurait rendre raison de lui-même : l'étymologie d'un mot présuppose la comparaison des diverses formes qu'il a prises dans chacune des langues qui en ont hérité ; et l'origine d'un mythe n'est autre que sa forme originaire, telle qu'elle se dégage du rapprochement des versions qu'en offrent les mythologies diverses d'une seule et même race. Négliger ce travail préliminaire, c'est se condamner d'avance aux solutions hâtives et incomplètes, c'est souvent frapper de stérilité toutes les ressources d'un esprit ingénieux et brillant. Je n'en donnerai qu'un exemple.

Quand M. Andrew Lang prétend nous expliquer le mythe de Dionysos enfermé dans la cuisse de son père Zeus, par la coutume de la couvade paternelle (1), il ne peut manquer d'emporter les suffrages de quiconque ignore le premier mot de la question. Il oublie seulement d'ajouter s'en est-il enquis? que le même mythe, à peu de chose près, et y

(»)

Mythes, cultes et religion, trad. Marillier, p. 52 6-

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compris même l'embrasement final, se retrouve dans l'Inde. Mais à Aurva c'est la cuisse de sa mère qui sert de prison et de refuge. Que devient la couvade en face de cette variante?

Ainsi l'erreur de méthode des adversaires de M. Max Mùlier ne diffère pas beaucoup de celle qui stérilisait avant Bopp toutes les études linguis- tiques. Nul ne s'avisera plus aujourd'hui de comparer d'emblée un mot breton à un mot javanais : remontant par une filière insensible et sûre, on s'assurera d'abord que le mot fut brittonique, celtique, indo-euro- péen; après quoi seulement on songera à se demander si par aventure les Malais aussi seraient des Indo-Européens , ou si bien plutôt le mot n'au- rait pas été emprunté des uns aux autres en une période quelconque de leur histoire, ou si enfin la coïncidence ne serait point fortuite. Pour- quoi donc ne pas faire aux mythes , qui sont des idées , le même honneur qu'aux mots, qui après tout ne sont que des mots?

Pourquoi? 11 y a bien des raisons. La première, superficielle et de po- lémique, que M. Max Mùlier indique en passant, sous le couvert de M. Horatio Haie (1), c'est que cette recherche est longue et pénible , qu'elle suppose la connaissance de bien des langues, le maniement de bien des textes originaux, qu'elle exclut les citations de seconde main et les varia- tions de dilettante. Mais c'est faire injure à beaucoup d'excellents esprits que de les croire dominés , même inconsciemment, par des considéra- tions de cet ordre. La vérité, la voici : le critère ne leur parait point sûr, ni les conclusions légitimes, en présence des multiples hypothèses qu'au- torise la confrontation de deux mythes. A supposer qu'il s'en rencontre deux sensiblement analogues chez deux peuples de même race, disons, pour fixer les idées, chez les Grecs homériques et dans l'Inde védique, puisque c'est à ces deux domaines que nous devons les documents les plus précis et les plus anciens, il se peut, sans doute, qu'ils remontent à un mythe commun, antérieur à la séparation ethnique; mais il se peut aussi que le mythe ait voyagé des Hindous aux Hellènes, ou qu'il ait été imaginé isolément par les uns et par les autres, ou qu'enfin les uns et les autres l'aient emprunté à une troisième peuplade à jamais inconnue. Entre toutes ces possibilités, qui choisira? et comment choisir?

Posée en ces termes, la question, en effet, semble inextricable. Elle l'est peut-être pour le mythographe livré à ses seules lumières , mais non pas au même degré pour le linguiste , ni par conséquent pour le mytho- graphe assez sage pour circonscrire provisoirement ses spéculations dans les limites d'une seule famille linguistique. Les légendes qu'on

(1) Nouvelles éludes, p. 2 3.

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nous conte ne sont pas toutes anonymes : les héros, les héroïnes, parfois les lieux eux-mêmes y portent des noms, et ces noms ont un sens pour l'étymologiste; n'en eussent-ils pas, ils se ressemblent d'un domaine à l'autre, et cette ressemblance seule est un indice qu'on ne saurait négliger. Reprenons sous cet aspect chacune des quatre hypo- thèses fondamentales.

1 ° il serait presque miraculeux que le Grec et l'Indien eussent com- posé, chacun à part, tant